Des Etats-Unis à la France, comment la société s’imprègne de l’imaginaire complotiste de QAnon


Un homme, portant un t-shirt en soutien à QAnon, participe à un rassemblement « Back the Blue » dans le quartier de Brooklyn à New York, le 9 août 2020.

QAnon ne fait plus la une des journaux, mais son poison infuse encore. C’est ce qu’illustre l’improbable rumeur qui a agité les réseaux sociaux français au mois de novembre : des enfants kidnappés seraient vendus sous forme de pantalons ou de jouets sur le site d’e-commerce Vinted. Une affabulation calquée sur une théorie du complot américaine diffusée en juillet 2020 par la mouvance complotiste QAnon.

Ce collectif informel, né en ligne en 2017 à l’issue de la victoire de Donald Trump contre Hillary Clinton, s’est structuré graduellement autour de récits conspirationnistes recyclés ou inédits, rassemblés sous un grand mythe unitaire : le 45e président des Etats-Unis, aidé par « Q », un mystérieux prophète supposé proche des services de renseignement, lutterait contre une « élite pédosataniste » incarnée par les démocrates.

Mythologie attrape-tout, QAnon a connu son heure de gloire fin 2020. La non-réélection de Donald Trump et l’échec de la prise du Capitole, en janvier 2021, avaient mis un important coup d’arrêt au mouvement, réduit à ses plus ardents adeptes. Pour autant, si « Q » a perdu son crédit de prophète, son imaginaire noir, manichéen et suspicieux a imprégné la société.

Un quart d’Américains croient à une élite pédosataniste

Le constat a traversé l’année 2023 aux Etats-Unis : les idées de QAnon ont infusé. Leur défiance se mêle à celle, plus diffuse, des Républicains, même modérés. Selon un sondage réalisé par CNN en juillet, 38 % des Américains déclaraient penser que Joe Biden n’avait pas été élu de manière légitime. Ce chiffre est en hausse de six points de pourcentage depuis janvier 2021, et ce malgré le mea culpa partiel de relais trumpistes majeurs, comme la chaîne Fox News, qui ont reconnu avoir relayé des rumeurs sans fondement.

Même l’imaginaire typique de QAnon progresse. Selon une étude du Public Religion Research Institute, observatoire de l’évolution de la pensée religieuse aux Etats-Unis, l’adhésion aux principales thèses de la mouvance est passée de 14 à 23 % des Américains. L’idée que les élites seraient contrôlées par un groupe de pédosatanistes convainc désormais 25 % des personnes ayant participé à cette étude, contre 15 % en janvier 2021. Pour 27 % d’entre eux, une « tempête », selon le terme consacré de la mythologie QAnon, va bientôt les balayer.

Ethan Zuckerman, spécialiste des réseaux sociaux : Article réservé à nos abonnés « L’émotion qui fonde QAnon, c’est la méfiance contre les institutions et les élites »

Nombre d’adeptes guettent avec impatience la présidentielle américaine de 2024. D’autant que, depuis sa non-réelection, Donald Trump multiplie les clins d’œil à la mouvance complotiste. En septembre 2022, il s’était mis en scène, pin’s « Q » au revers de la veste, sur son réseau Truth Social, et avait fait résonner lors d’un meeting dans l’Ohio l’un des hymnes de QAnon. En mars 2023, il a promis de « ramener » l’ancien conseiller à la sécurité nationale Michael Flynn, devenu l’un des principaux gourous du mouvement. La presse américaine parle désormais de « QMaga », fusion entre le trumpisme national-protectionniste de 2019, MAGA (« Make America Great Again »), et sa frange conspirationniste mystique.

Le mouvement bénéficie d’un écosystème devenu favorable, depuis le rachat de Twitter par Elon Musk, lui-même poreux aux théories du complot. D’après l’Anti-Defamation League, les tweets associés à des mots-dièses typiques de QAnon ont augmenté de 91 % entre mai 2022 et mai 2023. En cause, la restauration des comptes d’importants influenceurs QAnon, comme Michael Flynn, en janvier 2023. Musk a également appelé en mars à la libération de Jacob Chansley, alias « Q Shaman », le complotiste à cornes qui avait pénétré et posé dans le Capitole.

En France, un mouvement plus marginal mais influent

Qu’en est-il en France ? S’il est difficile de quantifier le mouvement, certains indices laissent penser qu’il est moins implanté qu’outre-Atlantique. Le film sur le trafic d’enfants Sound of Freedom, qui avait généré plus de 170 millions de dollars (156 millions d’euros) au box-office américain avec le soutien de la complosphère trumpiste, n’a réuni que 63 000 spectateurs en première semaine en salles françaises, du 15 au 22 novembre. Mais combien l’avaient déjà vu, en ligne, par le biais de copies pirates traduites de façon artisanale ?

Lire l’enquête : Article réservé à nos abonnés En France, la mouvance conspirationniste QAnon gagne des adeptes

Une enquête de l’IFOP confirme la pénétration moindre du complotisme dans l’Hexagone : 35 % des Français sondés déclarent croire aux théories du complot, contre 55 % des Américains. Elle témoigne d’une influence directe des Etats-Unis : 20 % des Français sondés pensent que Joe Biden a volé l’élection de 2020. Autre signe de contamination : en 2022, l’élection présidentielle française avait été touchée par des rumeurs similaires. Elles étaient à ce point calquées sur les Etats-Unis qu’elles incriminaient les machines à voter Dominion, alors qu’elles ne sont pas utilisées en France.

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Comment les thèses de QAnon, remplies de personnages et de symboles américains, ont-elles réussi à s’implanter hors d’Amérique ? L’une des raisons tient à leur dimension fédératrice, à l’image du mot d’ordre de la mouvance, « where we go one, we go all » (« là où l’un de nous va, nous allons tous »), et de sa dénonciation d’une élite malfaisante « mondialiste », qui par nature menace les peuples de tous les pays.

Héritière des stéréotypes antisémites sur la finance internationale qui avaient essaimé dans l’Europe des années 1920, elle a pu s’arrimer, en France, au fait que le président Emmanuel Macron a travaillé à la banque Rothschild de 2008 à 2012, le nom de Rothschild étant la cible historique d’attaques conspirationnistes.

Des théories du complot traduites et localisées

L’imaginaire QAnon a aussi pu compter sur le relais d’influenceurs francophones, du complotiste québécois Alexis Cossette-Trudel, qui a été le premier des passeurs, à la chaîne conspirationniste française des DéQodeurs, devenue ADNM, ou au compte spécialisé Quantum Leap Traduction.

Encore aujourd’hui, une importante partie de leur production consiste à traduire, expliquer et défendre des théories du complot américaines venues de la mythologie QAnon. Ces derniers sont à l’origine de la récente rumeur infondée sur Vinted.

Arrivées en France, elles se colorent de personnalités locales, à l’image de Jacques Attali, déjà cible d’attaques antisémites depuis des décennies, réinterprété en avatar français de l’« élite mondialiste » honnie de QAnon ; de Brigitte Macron, objet de rumeurs transphobes, à l’instar de Michelle Obama avant elle ; tandis que l’animateur Karl Zero, très investi dans la dénonciation des trafics d’enfants, est devenu le héraut de la lutte contre une supposée élite pédosataniste.

Plusieurs infox typiques continuent ainsi de franchir l’Atlantique, telles quelles ou adaptées. Ainsi de l’affabulation des enfants vendus sous forme d’annonces codées sur les sites d’e-commerce grand public, transvasée de Wayfair à Vinted en novembre. Ainsi encore de l’adrénochrome, fantasme d’une drogue obtenue par concoction de sang d’enfant, évoquée sur le plateau de « Touche pas à mon Poste ! » en mars. Autant de signes d’une imprégnation sur le long terme de l’imaginaire complotiste français.



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